Dialogue on the Threshold

Schwellendialog

14 October 2011

Les défauts de l'esprit

Une traduction est un jugement, un commentaire, c'est un miroir où l'auteur peut comtempler à son aise les défauts de son esprit. Une traduction nous trahit, plutôt qu'elle ne trahit notre texte.

Emil Cioran, Cahiers 1957-1962, Paris, Gallimard, 1997, p. 899

A translation is a judgement, a commentary, it is a mirror in which the author may contemplate at his leisure the defects of his spirit. A translation betrays us, sooner than it betrays our text.

09 October 2011

Ô humanité! Ô turpitude!

La Bêtise publique me submerge. (...) La Bourgeoisie est tellement ahurie qu'elle n'a plus même l'instinct de se défendre. -- Et ce qui lui succédera sera pire! J'ai la tristesse qu'avaient les patriciens romains au IVe siècle. Je sens monter du fond du sol une irrémédiable Barbarie. -- J'espère être crevé avant qu'elle n'ait tout emporté. Mais en attendant, ce n'est pas drôle. Jamais les intérêts de l'esprit n'ont moins compté. Jamais la haine de toute grandeur, le dédain du Beau, l'exécration de la littérature enfin n'a été si manifeste. J'ai toujours tâché de vivre dans une tour d'ivoire. Mais une marée de merde en bat les murs, à la faire crouler.

Gustave Flaubert. À Ivan Tourguéniev, [Croisset], mercredi 13 [novembre 1872]

I am overwhelmed by the stupidity of the public. (...) The bourgeoisie is so bewildered that it no longer even possesses the instinct of self-defence. And what will come after it will be even worse! I feel the same sadness as the Roman patricians of the fourth century. I sense an irremediable barbarism rising from the depths of the earth. I hope I will be a goner before it all gets swept away. Never have the interests of the spirit counted for less. Never has the hatred of all greatness, the disdain for the beautiful, the execration of literature been so blatant. I have always striven to live in an ivory tower. But a sea of shit is beating against the walls to make them totter.

05 October 2011

cette vieille canaillerie immuable et inébranlable

Et au fond toujours cette vieille canaillerie immuable et inébranlable. C'est là la base. Ah! comme il vous en passe sous les yeux! De temps à autre, dans les villes, j'ouvre un journal. Il me semble que nous allons rondement. Nous dansons non pas sur un volcan, mais sur la planche d'une latrine qui m'a l'air passablement pourrie. La société prochainement ira se noyer dans la merde de dix-neuf siècles, et l'on gueulera raide. L'idée d'étudier la question me préoccupe. J'ai envie (passe-moi la présomption) de serrer tout cela dans mes mains, comme un citron, afin d'en aciduler mon verre. À mon retour j'ai envie de m'enforcer dans les socialistes et de faire sous la forme théâtrale quelque chose de très brutal, de très farce et d'impartial bien entendu. J'ai le mot sur le bout de la langue et la couleur au bout des doigts. Beaucoup de sujets plus nets comme plan n'ont pas tant d'empressement à venir que celui-là.

Gustave Flaubert, À Louis Bouilhet, Constantinople, 14 novembre 1850

04 October 2011

le cimetière oriental

Le cimetière oriental est une des belles choses de l'Orient. Il n'a pas ce caractère profondément agaçant que je trouve chez nous à ce genre d'établissement. Point de mur, point de fossé, point de séparation ni de clôture quelconque. Ça se trouve à propos de rien dans la campagne ou dans une ville, tout à coup et partout, comme la mort elle-même, à côté de la vie et sans qu'on y prenne garde. On traverse un cimetière comme on traverse un bazar. Toutes les tombes sont pareilles. Elles ne diffèrent que par l'ancienneté seulement. À mesure qu'elles vieillissent, elles s'enfoncent et disparaissent, comme fait le souvenir qu'on a des morts (dirait Chateaubriand). Les cyprès plantés en ces lieux sont gigantesques. Ça donne au site un jour vert plein de tranquillité.

Gustave Flaubert, À Louis Bouilhet, Constantinople, 14 novembre 1850

three exclamations

Mets ton masque Sokolov, que tes fermentations anaérobies fassent éclater les tubas de ta renommée et que tes vents irrépressibles transforment abscisses et ordonnées en de sublimes anamorphoses!

Don your mask, Sokolov, that your anaerobic fermentations may set the tubas of your fame blaring and that your irrepressible flatus may transform abscissae and ordinates into sublime anamorphoses!

[...]

Vente, Sokolov, sur ce monde luxueux et dérisoire, et quand dans ces miroirs brisés par tes tracés se dessinent en surimpression les nymphettes se refaisant les lèvres, que ton ubiquité soit le reflet multiplié des vices de la terre. Ô Sokolov, ton hyperacousie fait sursauter ta main. Regarde aux hublots de ton masque embués par ta fièvre paludéenne et créatrice se dessiner épures et graphiques tandis qu'oscilloscopes cathodiques et vu-mètres vascillent, serpentent et fluorescent sur les atonalités de Berg et Schönberg dont le dodécaphonisme s'allie à tes gaz contrapuntiques!

Flatulate, Sokolov, at this opulent and derisory world, and when in these mirrors shattered by your skidmarks there coalesces an overlay of nymphettes redoing their lips, may your ubiquity be the multiplied reflection of the world's vices. O, Sokolov, your hyperacousia causes your hand to flinch. Peer through the goggles of your gas mask misted by your malarial and creative fever to draw preliminary sketches and diagrams while the cathodic oscilloscopes and VU meters flicker, snake and glow to the atonalities of Berg and Schönberg whose twelve-tones combine with your contrapuntal gases!

[...]

Tu as vécu Sokolov, me disais-je en inhalant mes gaz, tu as vécu ton inavouable destin. Mais que craindrais-tu de la mort, toi qui ne fus ta vie durant que ferments et putréfactions, signalés, codifiés, séismographiés à jamais par ta main prophetique!

You have lived, Sokolov, I said to myself as I inhaled my own gas, you have lived out your shameful destiny. But why should you fear death, you whose whole life was nothing but ferment and putrefaction, revealed, codified and seismographed by none other than your own prophetic hand!

Serge Gainsbourg, Evguénie Sokolov. Récit, Paris: Gallimard, 1980